Que restera-t-il de la Coupe du monde de football ?
Aujourd'hui, une chose est déjà sûre. L'événement de la Coupe du monde aura été un coup de tête, au sens propre comme au figuré. La scène, vue, revue, disséquée, appartient désormais, le mot n'est pas trop fort, à l'Histoire, au patrimoine universel. Comme la célèbre "main de dieu" de Diego Maradona lors du quart de finale Argentine-Angleterre de 1986.
En direct, lors de la finale de Berlin, près de 500 millions de téléspectateurs à travers le monde ont vu ceci : Zinédine Zidane, à dix minutes de la fin du match, au coin de la surface de réparation italienne, se tourne vers Marco Materazzi, lui faisant signe qu'il n'a guère apprécié que ce dernier lui tire le maillot. Puis il s'éloigne, en direction du centre du terrain, précédant de quelques pas son adversaire, qui lui parle. Brusquement, il s'arrête, se retourne, et frappe violemment, du front, la poitrine du défenseur de la Squadra azzurra, qui s'effondre. Ce moment de violence, bref, impérieux, est une anomalie dans un spectacle d'ordinaire calibré. Une incongruité sur un terrain où les joueurs savent très bien, dès leur plus jeune âge, ce qu'il en coûte de répondre à une provocation. Un vilain exemple, aussi.
S'ensuit, dans cette partie devenue folle, un long moment de flottement. L'arbitre et ses deux assistants, sur la pelouse, sont les seuls à n'avoir rien vu. Devant son écran, chacun attend l'inévitable sanction ou la poursuite, comme si de rien n'était, de la rencontre entachée d'une marque indélébile. Puis, recourant au quatrième arbitre - et peut-être à la vidéo, car les règles s'effacent parfois en catimini devant l'exceptionnel -, l'assesseur de la rencontre expulse Zinédine Zidane, qui disputait son dernier match de football.
Que retenir, de cet instant étiré en longueur, qui a eu la particularité de laisser le temps aux premiers commentaires ? La palette des réactions instinctives observées est large : il y a eu les silencieux, murés dans leur étonnement ; les rigolards, dédramatisant l'instant ; les enthousiastes, pour qui un " bon coup de boule" est une vraie "affaire d'homme" ; les tenants du fair-play, aussi, pour qui la fête a été gâchée par un geste inconséquent. Et tant d'autres.
Les journaux britanniques ont rivalisé d'experts en lecture labiale pour déterminer quels furent les propos du défenseur italien avant que le courroux de l'icône ne se manifeste. Qu'importe si la science n'est pas exacte, une motion de synthèse pourrait arriver à cette conclusion : "On sait tous que tu es le fils d'une pute terroriste", aurait dit le costaud tatoué de la Squadra azzurra, à qui l'on a tout d'un coup trouvé des airs de méchant.
Le retournement s'opère et l'icône, décapée, retrouve de son lustre. Non, ce n'était pas bien de donner un coup de tête, mais quand même, peut-on tenir rigueur à quelqu'un de craquer face à des attaques aussi viles ? Pauvre "Zizou", entend-on, il méritait une autre sortie.
"IMPARDONNABLE" MAIS SANS REGRETS
La suite s'écrit ainsi en filigrane. La véritable victime est le génial meneur des Bleus, et le coupable le laborieux défenseur des nouveaux champions du monde, sur qui pèse l'infamie d'un propos raciste, le terroriste renvoyant à la confession musulmane de Zinédine Zidane. Merveilleux retournement. L'explication publique du Français, mercredi 12 juillet, sur Canal+, a confirmé la tendance : regard profond, il a évoqué les mots "très durs" de Marco Materazzi, sans jamais les prononcer. Se déclarant "impardonnable" - mais sans regrets -, il a désigné son adversaire dans le rôle du "vrai coupable".
En France, Jacques Chirac a ainsi exprimé au numéro 10 des Bleus "l'admiration et l'affection de la nation tout entière". Le président algérien, Abdelaziz Bouteflika, a envoyé une lettre au "demi-dieu" d'origine kabyle pour lui exprimer "sa solidarité et son amitié".
Si la beauté du jeu, dans son idéal noble, est passée par perte et fracas, ce dernier reste le grand vainqueur. Car il s'agit bien d'un grand jeu, où chacun refait l'histoire, conscient, finalement, de l'importance relative de la polémique. Quoi de plus réjouissant que cette gigantesque discussion de bistrot, sur tous les tons, sur tous les modes, à l'échelle planétaire ?
Extraits de l'article de Pierre Jaxel-Truer paru dans l'édition du Monde du 14 juillet 2006